Éveil de l’oreille : I. Échelle et modalité
Intro
À qui s’adresse cet article ?
Non, cet article n’est pas un énième manuel de solfège. Ce n’est pas non plus un essai musicologique, les éléments qu’il décrit n’ont aucune dimension inédite.
Ce texte a juste pour genèse un étonnement personnel quant à la constitution des notes utilisées depuis plusieurs millénaires en Occident. À cela il faut ajouter l’expérience d’écoute des répertoires aussi divers que la musique médiévale, le flamenco, les genres populaires contemporains tels que le rock, et bien entendu toute la production « savante » couvrant les périodes baroque, classique, romantique et moderne.
Ces quelques réflexions s’adressent à un public mélomane ou musicien pratiquant, qui éprouve le besoin de faire entrer son expérience ou sa pratique musicale dans une prise de conscience de ce qu’est fondamentalement la musique produite par la tradition occidentale. J’ajoute que ce petit essai raisonne pas mal sur les propriétés arithmétiques des échelles sonores, car là réside une partie des concepts essentiels de l’évolution de la polyphonie.
Après quelques définitions (la plupart ayant valeur de rappels), une section présentera les sept modes naturels et aura pour objet d’en extraire des propriétés remarquables. Un voyage dans le passé nous ramènera à l’aube de la musique dans la Grèce antique, pour comprendre le processus historique à l’œuvre, reliant évolution de l’échelle et de son accord, et enrichissement progressif du langage polyphonique. Les propriétés spécifiques des modes majeur et mineur qu’a privilégiés la musique savante à partir du XVIIIe siècle seront traitées dans un article à part.
Les exercices ci-après s’adressent à celles et ceux qui, débutants ou un peu plus avancés, ont parfois le sentiment de « jouer sans comprendre » et sentent intuitivement que leur oreille a besoin de se développer. Pour d’autres publics, ils sembleront évidents et seront ignorés.
Notion d’échelle
L’échelle désigne l’ensemble des différentes hauteurs de note en vigueur dans un système musical donné. Cet article décrit les propriétés liées à l’échelle occidentale, mais il en existe bien d’autres – comme notamment l’échelle indienne.
Notion d’intervalle
Un intervalle est l’écart séparant deux notes. Ils seront étudiés systématiquement plus loin et c’est le parti pris par ce document de ne pas les détailler pour l’instant, sauf exception.
Notion d’octave
L’octave est un intervalle particulier, séparant deux notes dont les fréquences fondamentales sont le double l’une de l’autre. L’octave est très naturellement reconnaissable par l’oreille, sans formation musicale préalable. C’est en vertu de cette « identité sonore » que deux notes séparées par une ou plusieurs octaves se nomment d’ailleurs de façon identique. Son étymologie (= huit notes) sera ici abondamment discutée.
Notion de mode
On prend une note de référence quelconque et son octave supérieure.
Un mode est une organisation particulière de notes choisies au sein de l’échelle, espacées en intervalles caractéristiques, entre la note de référence, appelée « tonique », et son octave supérieure.
Un mode utilise tout ou partie de l’échelle du système musical considéré. Cette organisation spécifique des notes allant d’une note tonique à son octave supérieure, se reproduit à l’identique quelle que soit l’octave considérée.
En d’autres termes, un mode est à prendre (à ce stade) comme un agencement particulier des rapports entre les notes au sein de l’octave.
Les sept modes « naturels » de l’échelle occidentale
Revenons à la définition selon laquelle l’échelle est l’ensemble de tous les sons « autorisés » par une tradition musicale. Tous. Or, il se trouve qu’au fil des siècles, cette échelle, au sein d’un bassin culturel donné, est susceptible de changements, d’ajouts, et c’est bien le cas pour la musique occidentale.
Nous n’avons pas encore pour l’instant défini ce qu’étaient les sept notes « Do », « Ré », « Mi », « Fa », « Sol », « La », « Si » mais le lecteur est bien sûr familier avec les noms de ces notes dites « naturelles ». Elles ont lentement émergé du chant grégorien (lui-même revendiquant une filiation antique), au tournant des Xe et XIe siècle. Ces notes ont été fixées par le poème latin « Ut queant laxis / Resonare fibris / etc. » du moine Guido d’Arezzo.
Ces sept notes (et, on le sous-entendra à chaque fois, l’ensemble de leurs homonymes aux octaves supérieures et inférieures), forment l’« échelle diatonique » depuis plusieurs siècles. Ces notes définissent les hauteurs, fixes et immuables, des sons correspondants. Le Do, le Ré, etc., ont une certaine fréquence fixée une fois pour toutes (du moins pendant une période de temps significative).
Que les notions d’altération (dièse, bémol…) soient familières ou non au lecteur (nous les verrons plus loin), plongeons pour l’heure dans l’époque reculée où elles n’existaient pas. Et considérons une échelle véritablement réduite aux sept notes Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si. Or, ces notes entre elles ont des intervalles caractéristiques qui se trouvent ne pas être égaux. La distance d’un Do à un Ré, est différente de la distance d’un Mi à un Fa, par exemple.
EXERCICE 1 : On peut en faire l’expérience concrète en chantant « Do Ré Mi Fa Mi Ré Do » :
(mouvement mélodique ascendant puis descendant, d’un aspect clair et joyeux, comme dans la musique du film « La Vie Est Belle »), puis, en chantant dans un second temps « Mi Fa Sol La Sol Fa Mi » :
(autre mouvement aller-retour, mais qui instaure un climat tout différent, qui rappelle le flamenco, la tradition arabo-andalouse, l’Orient, bref, une mélodie aux confins de l’Europe du sud, du Maghreb, du « Levant », comme cet extrait du maestro Sabicas l’illustre…).
On constate intuitivement que le rapport entre les notes d’une part, ainsi que la fixation d’une note « pivot » dans le discours musical (respectivement, le Do et le Mi dans les deux exemples chantés ci-dessus), instaure un caractère propre à celui-ci.Un mode « naturel », une fois ce constat établi, consiste simplement en la fixation d’une note de l’échelle diatonique, en tant que pivot du discours musical.
Cette simple opération de sélection produit spontanément une organisation unique de l’octave, (c’est-à-dire entre la note considérée et son octave supérieure).
Les sept modes « naturels » (de Do à Do, de Ré à Ré, etc.) utilisent chacun la totalité de l’échelle diatonique, réduite à ces seules sept notes. Seule diffère la note pivot.
De cette remarque, on peut proposer une autre définition équivalente. Un mode naturel est un mode utilisant l’ensemble des sept sons de l’échelle diatonique, qualifié par la fixation d’une note prise comme pivot du discours musical (appelée note « tonique »).
Une caractéristique bien connue du système musical constitué par l’échelle diatonique munie des sept modes « naturels » qui en découlent (système que l’on désignera par le terme générique de « modalité » ou de « langage modal ») est que l’adoption d’un mode dans une pièce donnée (qui va conférer à cette pièce son caractère gai, triste, sévère, « oriental », en un mot sa personnalité musicale) contraint, par construction, la hauteur absolue de la note tonique (et partant, de l’ensemble de la pièce). En un mot, chaque couleur modale est « vissée » à une hauteur fixe, celle de la note pivot.
Cette remarque prendra tout son sens, lorsque sera introduite la notion d’altération. Celle-ci a une apparition relativement tardive dans la musique occidentale et il peut être beaucoup plus aisé pour l’esprit de penser « l’apparition » progressive des notes altérées, à partir de l’échelle diatonique et du « carcan » évoqué au paragraphe précédent.
On tentera d’esquisser comment l’évolution du goût a eu recours à certains modes plus qu’à d’autres au fil du temps. Cette évolution aura pour conséquence de participer à un enrichissement de l’échelle naturelle (par les fameuses « altérations »). Ce dernier, à son tour, va opérer une « élection » de certains modes (et au premier chef, le mode de Do…) qui tireront parti de l’échelle étendue nouvellement créée, alors que la plupart des autres modes tomberont, pour plusieurs siècles, en désuétude (du moins dans la musique savante).
Pour conclusion provisoire, la tonique et les intervalles d’un mode déterminent la « personnalité » de ce mode, réalité acoustique reconnaissable à l’oreille.
Notion de degré
Pour un mode donné, la note de référence et son octave supérieure sont désignées comme « premier degré » du mode considéré (c’est-à-dire la « note de base », ou « tonique »).
La note au-dessus de la note de référence (toujours dans le mode considéré) sera le « second degré », etc. Les degrés désignent la place des notes dans le mode.
Dans la musique occidentale, un mode (notamment les modes « naturels ») aura usuellement sept degrés (mode heptatonique). Il y a des modes à cinq degrés – les fameuses « penta » chères aux guitaristes en sont une illustration – et bien d’autres encore.
Les degrés sont notés en chiffres romains : I, II, III, IV, V…
Leur nommage sera discuté dans un autre article, car il y a des ambiguïtés de terminologie.
Notion de ton et demi-ton
Ce sont les intervalles entre les notes de l’échelle naturelle, disposés comme suit.
1 ton = 2 demi-tons, mais c’est le résultat d’un long processus, que l’article suivant essaie justement de décrire.
Structure des modes naturels
Dans ce qui suit, on notera « T » pour « ton » et « ½T » pour « demi-ton ». Les noms des modes adoptés ci-après sont les noms usuels provenant du « Dodecachordon » de Glaréan (1547), en vigueur aujourd’hui même si ce « standard de fait » procède d’une confusion de ce théoricien, entre la musique de son temps et les modes grecs antiques. Des tentatives postérieures proposeront des nomenclatures plus scrupuleuses, telle celle de Gevaert au XIXe siècle, mais on adopte ici la terminologie de consensus.
Mode de Do (ou mode « ionien », ou mode « majeur »)
C’est le mode naturel qui va de Do à Do. Il dispose naturellement la suite d’intervalles suivants, découlant des rapports entre les notes de l’échelle naturelle.
Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T) ; Sol–La (T) ; La–Si (T) ; Si–Do (½T)
D’où cette fameuse formule ésotérique apprise dans toutes les écoles de musique, le mode majeur c’est le fameux : « T, T, ½T, T, T, T, ½T » (« ton, ton, demi-ton… », etc.).
REMARQUE 2 : Une première observation qui facilitera la mémorisation de ce mode, et en éclairera le sens, est d’observer la répétition de la structure (T, T, ½T), au début (donc entre les quatre premières notes Do, Ré, Mi, Fa) et à la fin (entre Sol, La, Si, Do). Reste le « T » central (intervalle Fa-Sol).
Bref, visualiser « T, T, ½T, T, T, T, ½T » comme « (T, T, ½T), (T), (T, T, ½T) ».
Les morceaux en mode de Do poussent comme le chiendent au point qu’il est presque ridicule d’en citer : de « Frère Jacques » à « J’ai du bon tabac », les exemples pullulent.
EXERCICE 5 : Chanter tout simplement « Do Ré Mi Fa » puis « Sol La Si Do ». Constater l’identité sonore entre les deux mélodies, dont seule la hauteur diffère.
Mode de Ré (ou mode « dorien »)
C’est le mode qui va de Ré à Ré. Il dispose la suite d’intervalles suivants :
Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T) ; Sol–La (T) ; La–Si (T) ; Si–Do (½T) ;Do–Ré (T)
Miracle ! Le découpage précédent fonctionne encore. On retrouve deux fois un même sous-ensemble, disposé aux parties extrêmes du mode.
Bref, on peut visualiser « T, ½T, T, T, T, ½T, T » comme « (T, ½T, T), (T), (T, ½T, T) ».
Est-ce que cette belle répétition d’intervalles entre les quatre notes « basses » et les quatre « hautes » va se répéter indéfiniment ? Le suspens est à son comble…
Pour l’heure, savourons un morceau dorien bien connu, « Scarborough Fair » de Simon & Garfunkel (https://www.youtube.com/watch?v=6yKS1SNSFvg).
EXERCICE 6 : Chanter « Ré Mi Fa Mi Ré Do Ré » puis « La Si Do Si La Sol La » (notes conjointes). Constater l’identité sonore entre les deux mélodies, dont seule la hauteur diffère.
Mode de Mi (ou mode «phrygien»)
C’est le mode qui va de Mi à Mi (en s’interdisant tout jeu de mot stupide, on vous a à l’œil).
Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T) ; Sol–La (T) ; La–Si (T) ; Si–Do (½T) ; Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T)
L’heureux miracle des deux modes précédents se renouvelle une fois encore, pour les groupes « Mi-Fa-Sol-La » et « Si-Do-Ré-Mi ».
Bref, visualiser « ½T, T, T, T, ½T, T, T » comme « (½T, T, T), (T), (½T, T, T) ».
Le quadruplet de notes dont le motif d’intervalles se répète à l’identique en début et en fin de mode s’appelle un tétracorde (« tétra » pour « quatre », élémentaire…). On a donc un tétracorde « inférieur » dans la zone grave du mode et un tétracorde « supérieur » à l’aigu.
EXERCICE 7 : Reprenons les exercices précédents avec un dessin mélodique un peu plus élaboré : « Mi Fa Sol La Sol Fa Sol Fa Mi Ré Mi » puis « Si Do Ré Mi Ré Do Ré Do Si La Si ». Constater encore une fois l’identité sonore entre ces deux fragments mélodiques.
On observe donc cette triple propriété, dans les modes ionien, dorien et phrygien (ceux fondés respectivement sur les toniques Do, Ré et Mi) : les tétracordes inférieur et supérieur y sont deux à deux identiques (comme l’illustrent les trois exercices chantés précédents).
Attention, spoiler…, le miracle ne va pas durer. Un morceau phrygien pour se consoler, https://www.youtube.com/watch?v=lbKsf8vQLVk, avant de dire quelques mots des autres modes, à tétracordes distincts.
Mode de Fa (ou mode « lydien », ou parfois mode dit « super-majeur »)
C’est le mode qui va de Fa à Fa, je sais que ça va sans dire mais ça va mieux en le disant.
Fa–Sol (T) ; Sol–La (T) ; La–Si (T) ; Si–Do (½T) ; Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T)
Et là, c’est le drame…
Car le mode lydien « T, T, T, ½T, T, T, ½T » présente une particularité unique dans l’organisation de son tétracorde inférieur : ce dernier est composé de trois tons (ce qui forme un « triton », à ne pas confondre avec le sympathique animal amphibien, merci pour lui).
EXERCICE 8 : Chanter, là, maintenant, tout de suite, les quatre notes « Fa Sol La Si » ! N’est-ce pas que ça fait bizarre ?
REMARQUE 3 : Le terme « super-majeur » (qui procède plus d’un jargon d’initié au sein de certaines communautés musicales) vient de ce que :
- Hormis l’intervalle I – IV, le mode lydien ressemble de beaucoup au « mode majeur ».
- Son intervalle I – IV est « plus grand » que l’intervalle I – IV du mode majeur.
À ce titre, tel le nouvel OMO qui lave plus blanc que blanc, le lydien est « plus majeur que majeur ». Bref, super-majeur. De OMO à Omer, il n’y a qu’un pas, écoutez le générique des Simpson, exemple parfait d’utilisation du mode lydien : https://www.youtube.com/watch?v=_JGfbB4UbHc (braquer son attention sur les paroles du début, « The – Simp – sons », posées sur les degrés I, IV et V.
REMARQUE 4 : Mettez dans un coin de votre tête qu’à une exception près (l’intervalle I – IV, et par ricochet l’intervalle IV – V), le mode de Fa est très voisin du mode de Do. Cela va prendre tout son sens dans les prochaines pages…
Mode de Sol (ou mode « mixolydien »)
C’est le mode qui va de Sol à Sol, on ne peut rien te cacher, lecteur. Le voici détaillé :
Sol–La (T) ; La–Si (T) ; Si–Do (½T) ; Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T)
Un « drame » de même nature que le précédent se joue encore une fois : On constate la différence, vocalement flagrante, entre le tétracorde inférieur (T T ½T) et le tétracorde supérieur (T ½T T). Ce dernier reproduit le début du mode dorien, ce qui est fort logique puisqu’il démarre sur la note Ré.
À côté de ce constat, observer également la similitude apparente du mode de Sol et du mode de Do : Sur les six premiers degrés, « tout va bien », c’est un copier-coller parfait :
Mode de Do : (T T ½T) (T) (T T ½T)
Mode de Sol : (T T ½T) (T) (T ½T T)
Tout se joue sur le degré VII.
Le morceau « Clocks » de Cold Play (https://www.youtube.com/watch?v=d020hcWA_Wg) illustre bien le caractère de ce mode : Une identité de façade avec le mode majeur, perceptible sur le premier accord de ce titre. Mais un climat qu’on pourra qualifier de « mineur », « rock », « modal » (mot fourre-tout…), apparaît dès le second accord, où le septième degré fait irruption. L’artiste africain Papa Wemba nous donne aussi un exemple d’utilisation de ce mode : https://www.youtube.com/watch?v=pDShSz6Sfdc
À titre de comparaison, écouter le début de « Hey Jude », qui, à rebours, affirme le mode majeur d’entrée de jeu (https://www.youtube.com/watch?v=mQER0A0ej0M).
REMARQUE 5 : À une (autre) exception près (l’intervalle VI – VII, et par ricochet VII – I), le mode de Sol est lui aussi très voisin du mode de Do. Avec le mode de Fa vu précédemment, nous voici donc munis de trois modes : Do, Fa et Sol, dont les deux derniers ont une quasi-similitude avec le premier, à une modification près.
REMARQUE 6 : Non seulement ces trois modes sont liés par la remarque précédente, mais il convient de faire une autre observation : l’intervalle Sol – Do est le même que Do – Fa, à savoir 2T + ½T (intervalle de quarte juste, qui sera défini ci-après). Bref, Do est non seulement, d’un point de vue modal, un mode entretenant une grande proximité avec les modes de Fa et de Sol (à un changement près), mais c’est encore une note strictement équidistante de la note Sol située au-dessous d’elle et de la note Fa située au-dessus.
Do, Fa et Sol sont munis d’autres propriétés structurelles analysées dans la section « historique » plus loin. Observons pour l’heure que Do, Fa, Sol, respectivement degrés I, IV et V du mode ionien, sont très liés au plan de leurs couleurs modales respectives, et ont une disposition faisant de Do « le milieu du segment Sol – Fa ».
Mode de La (ou mode « éolien » ou mode « mineur naturel »)
C’est le mode qui va du La au La. N’essaie pas, lecteur, de trouver un jeu de mot subtil sur « La La Land », je tourne moi-même en rond et le résultat n’est pas folichon. D’ailleurs la musique de ce sympathique film est résolument en mode de Do, mais « Do Do Land » faisait sans doute un peu soporifique pour une comédie musicale. Le mode éolien dispose donc :
La–Si (T) ; Si–Do (½T) ; Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T) ; Sol–La (T)
Le tétracorde inférieur a une configuration identique à celle des tétracordes du mode dorien, tandis que le tétracorde supérieur possède celle du mode phrygien. On peut prendre le temps de chanter « La Si Do Ré » puis « Mi Fa Sol La » pour s’en convaincre, mais la vérification est en réalité superflue puisque ces quadruplets de notes sont précisément des tétracordes des modes en question.
Le mode éolien est le mode « de base » des musiques d’expression populaire aux XXe et XXIe siècles, et le rock, au premier chef (un exemple parmi d’innombrables morceaux, « Sweet Dreams » de Eurythmics, https://www.youtube.com/watch?v=qeMFqkcPYcg). Ce choix parfaitement arbitraire n’est, on l’aura compris, qu’un prétexte pour un hommage à la sublime Annie Lennox, leader vocal de ce groupe.
REMARQUE 7 : Le mode éolien étant un hybride dorien/phrygien, une autre relation ternaire apparaît, de même que celle que nous avons vue pour les modes de Do, Fa et Sol :
- À une modification près sur un degré, les modes de Ré (dorien) et Mi (phrygien) sont semblables au mode de La.
- Les intervalles Mi – La et La – Ré sont identiques, ceci conférant à la note La une position médiane dans l’intervalle partant d’un Mi au Ré suivant.
Autrement dit, la note La et son mode associé entretiennent vis-à-vis des notes Mi et Ré et de leurs modes associés les mêmes relations que Do vis-à-vis de Sol et Fa, respectivement.
D’où deux groupes de trois modes qui présentent des relations internes équivalentes :
- Un groupe « Do, Fa, Sol », dominé par le Do
- en vertu de sa position mélodique « équidistante » des deux autres
- en vertu de son mode dont les tétracordes se retrouvent dans les deux autres
- où, au sein du mode de Do, les notes Do, Fa, Sol sont les degrés I, IV et V…
- et où le caractère commun est « majeur », lumineux, joyeux…
- Un groupe « La, Ré, Mi », dominé par le La
- en vertu de sa position mélodique « équidistante » des deux autres
- en vertu de son mode qui emprunte un tétracorde caractéristique aux deux autres
- où, au sein du mode de La, les notes La, Ré, Mi sont les degrés I, IV et V…
- et où le caractère commun est « mineur », obscur, grave…
Le lecteur non débutant, s’il est éventuellement familier de la notion de modes « relatifs » et de « degrés principaux » (les notions seront introduites plus loin), ne peut qu’être frappé par le constat empirique suivant :
- les modes qu’on appelle « relatifs » dans l’enseignement académique – sont en réalité les modes issus des deux modes naturels de Do et de La, qui sont respectivement les deux « têtes de pont » des sous-groupes modaux ci-dessus ;
- les fameux « degrés principaux » définis par l’enseignement académique (I, IV et V) sont les degrés occupés par chaque triplet de note, dans le mode de chaque « tête de pont » (respectivement Do, Fa, Sol, pour le mode ionien ; La, Ré, Mi pour l’éolien).
Une telle justification « constructiviste » mérite l’attention, à côté de l’argument d’autorité consistant à faire admettre que « en majeur, le sixième degré est le degré du ton relatif mineur parce que… …c’est comme ça ».
Mode de Si (ou mode « locrien » ou parfois mode dit « super-mineur »)
Last but not least, le mode qui va de Si à Si dispose les intervalles suivants :
Si–Do (½T) ; Do–Ré (T) ; Ré–Mi (T) ; Mi–Fa (½T) ; Fa–Sol (T) ; Sol–La (T) ; La–Si (T)
Soyons franc, toute introduction aux modes naturels exprime en général d’une façon ou d’une autre que le mode locrien est d’un usage moins fréquent, rarissime même. Il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’écrire une composition dans ce mode relève plus de l’exercice de style que de l’intention spontanée, même si certains y excellent (Björk : https://www.youtube.com/watch?v=FqfQXJSvbo4).
Parmi plusieurs raisons possibles, celle qui apparaît la plus patente est que ce mode ne possède pas un intervalle I – V régulier comme les 6 autres. En effet, l’intervalle I – V (tonique-dominante) est dans tous les autres modes constitué exactement de 3T + ½T, intervalle qualifié de « quinte juste », voir plus loin). Seul le mode locrien dispose un intervalle I – V irrégulier, appelé « triton », en l’occurrence disposé comme suit :
½T + T + T + ½T.
Convaincu ?
Lecteur, il faut protester. Cette histoire de I – V pourrait après tout avoir une valeur absolument nulle. D’ailleurs, il y a un autre intervalle qui, lui aussi, est semblable dans tous les modes sauf un (oui, c’est une devinette : et pour au moins donner un indice, c’est le mode lydien qui y joue le rôle d’exception, par rapport aux six autres…).
Oui, mais voilà, l’intervalle I – V n’est pas n’importe quel intervalle… C’est, pour de multiples raisons, la colonne vertébrale de toute la musique occidentale depuis la nuit des temps. Nous le verrons plus loin.
Résumé
De l’examen des paragraphes précédents, on conclut pour le moment qu’un mode occidental naturel, quel qu’il soit, dispose cinq tons et deux demi-tons parmi ses sept intervalles caractéristiques. On rappelle les propriétés suivantes, qu’il est important de visualiser, « redécouvrir » mentalement, et plus encore, via les exercices chantés précédents :
- Les modes de Do, Ré et Mi sont chacun constitués de deux tétracordes identiques
- Les deux tétracordes de chacun des quatre autres modes sont distincts
- Les modes de Do, Fa, Sol constituent un sous-groupe remarquable, « dominé » par Do
- Les modes de La, Ré, Mi constituent un sous-groupe remarquable, « dominé » par La
- Ces deux sous-groupes ont une structure interne similaire
- Le mode de Si a une morphologie en tous points distincte des six autres modes
Pour riche qu’elle soit, cette disposition de l’échelle diatonique peut malgré tout sembler quelque peu sortie « ex-nihilo ». En ultime lieu, l’inclination naturelle de la curiosité invite à se demander : de quel chaudron initial « l’échelle est sortie ». Quels sont les phénomènes de nature générale, « archaïque », ou culturelle, qui ont présidé à la constitution de la matrice des sept sons de la tradition occidentale ? Pourquoi sept ? Pourquoi le demi-ton est placé naturellement sur « Mi – Fa » et « Si – Do » ?
Tentative de réponse au prochain article…